"Il faut agir dès l'enfance pour lutter contre les inégalités sociales"
Nathalie Casso-Vicarini a fondé l’association Ensemble pour la petite enfance afin de favoriser l’égalité des chances dès la naissance. Elle nous explique en quoi le développement des émotions est essentiel à l’épanouissement de l’enfant et propose des méthodes éducatives pour soutenir son développement holistique. À l’image de Accompagne-moi…!, un projet soutenu par le Fonds de dotation bioMérieux pour l’Éducation, visant à offrir une approche pédagogique innovante aux professionnels de la petite enfance.
Comment vous est venue l’idée de créer Ensemble pour la petite enfance ?
J’ai travaillé dans quatre pays – l’Australie, l’Inde, le Québec et la France – et j’ai compris, grâce aux travaux de l’OCDE et aux comparaisons internationales, quels étaient les manques en matière d’accompagnent des jeunes enfants en France et pourquoi notre pays n’avait pas suffisamment investi ce sujet. En France, 77 % des parents mentionnent avoir des difficultés à gérer le comportement de leurs enfants et 75 % des professionnels de la petite enfance se sentent démunis face au développement socio-affectif des enfants. L’objet de l’association d’intérêt général Ensemble pour la petite enfance est de pallier ces manques en s’appuyant sur des ressources scientifiques internationales. Nous avons lié des liens avec des grandes universités comme Harvard, Montréal, Oslo et Melbourne, notre objectif étant de savoir comment accompagner les parents et les professionnels à ajuster leur posture à la lumière de connaissances scientifiques très à jour.
Les neurosciences ont été la première pierre à l’édifice de notre action, et la deuxième a été l’évaluation afin de savoir si les programmes et les approches basées sur la science vont vraiment changer la donne. Nous travaillons dans une approche écosystémique, avec le monde de l’entreprise, de la protection de l’enfance, de la petite enfance, de la périnatalité et de l'école maternelle. Notre autre levier est le plaidoyer : nous sommes membre de la coopération de l’Unesco, suivons les travaux de l’OCDE et sommes identifiés au sein de la Commission européenne comme un des acteurs mettant en place des actions à très haut potentiel social et humain dans le développement des enfants. Cette action de plaidoyer est très importante pour préparer des propositions de lois pour lutter contre les inégalités le plus tôt possible.
Pourquoi le développement émotionnel est-il essentiel dès le plus jeune âge ?
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a défini les compétences sociales comme les compétences du 21e siècle. Les compétences sociales sont en effet indispensables au vivre ensemble et leur développement commence très tôt : dès le 3e trimestre de la grossesse, lorsque les interactions entre le fœtus et la maman vont renforcer les connexions neuronales et sculpter le disque dur cérébral du bébé. Dès cette période, le cerveau accumule de l'expérience grâce à ses sens ; tout l'affect, les émotions et les hormones de la maman vont donc avoir un impact sur le cerveau du bébé. L'impact environnemental, la qualité de l'alimentation, la qualité du sommeil de la maman, la qualité de sa relation aux autres, l'environnement dans lequel elle vit vont impacter le cerveau du bébé en devenir.
Comment peut-on observer les manifestations des émotions chez le bébé ?
Le bébé humain est l’être le plus immature sur terre : il a une immense dépendance à son environnement, c'est-à-dire d'abord à ses parents, sa niche sensorielle. La littérature scientifique est unanime sur le sujet : la maman est évidemment en première ligne, mais aussi le papa et l’entourage. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik* parle de 6 à 8 personnes de confiance autour d'une maman pour accompagner un bébé. La qualité de ces liens, qu'on appelle l'attachement, va permettre au bébé de tisser de la sécurité affective, son premier facteur de protection. Cet attachement met 9 mois à se construire et, selon, Boris Cyrulnik, c’est le facteur le plus puissant de la résilience de cet enfant tout au long de sa vie. En grandissant, l’enfant va vivre des moments qui vont procurer des émotions très intenses. L’enfant ne vit pas une émotion, il est l'émotion. Un enfant joyeux est la joie. Un enfant en colère est la colère, il est incalmable. Pourquoi ? Parce que la partie préfrontale de son cerveau n’est pas encore connectée à la partie limbique : il apprendra petit à petit à réguler ses émotions par l’expérience, mais aussi grâce à la faculté des personnes qui l’accompagnement à l’entendre, à comprendre ses états et à pouvoir y répondre de façon inconditionnelle. Il faut de la répétition, de la proximité, de l’attention privilégiée, un attachement sécure pour que les enfants arrivent progressivement à trouver les moyens de réguler leurs émotions. On parle du développement des fonctions exécutives. Il faut donc agir dès l’enfance pour lutter contre les inégalités sociales car les premières années sont critiques : 85 % du cerveau humain se développe dans les 5 premières années de la vie.
Est-il nécessaire que toutes sortes d'émotions s'expriment ou existe-t-il des émotions fondamentales ?
Non, cela va dépendre de chacun, de ce que les enfants vivent au quotidien. Il existe toutefois deux grands facteurs de protection. Le premier, c'est l'environnement humain, la sécurité, la proximité des donneurs de soins, c'est-à-dire les personnes en qui le bébé a confiance. Et c’est pour cela qu’il est très important que l’on continue en France à travailler sur l’allongement du congé maternité et du congé paternité. Car un bébé qui est lié à un site d'attachement très sécure va évidemment avoir une relation beaucoup plus fluide avec les autres. Et on sait bien que tout seul, on n'est pas grand-chose, on a besoin de travailler en équipe, de coopérer. L'intelligence collective, c'est ça qui change le monde. Or cet enfant, s'il a noué des liens épanouissants avec les autres, va développer toutes les compétences sociales qui sont la base du développement global : le développement cognitif, le développement sensoriel, le développement moteur.
Quel est le rôle de l’attachement et de l’environnement dans le développement du cerveau et de la résilience chez le jeune enfant ?
Le bébé humain est l’être le plus immature de tous les êtres vivants sur notre planète : il a une immense dépendance à son environnement, c'est-à-dire d'abord à ses parents, sa « niche sensorielle », ce cocon affectif et sensoriel qui soutient son développement. La littérature scientifique est unanime sur le sujet : la maman est évidemment en première ligne, mais aussi le papa et l’entourage. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik* parle de 6 à 8 personnes de confiance autour d'une maman pour accompagner un bébé. La qualité de ces liens, qu'on appelle l'attachement, est déterminante : Elle va permettre au bébé de tisser une sécurité affective, socle de son équilibre émotionnel et de son développement global.
Cet attachement met 9 mois à se construire et, selon le Dr Boris Cyrulnik, c’est le marqueur de la résilience tout au long de la vie. En grandissant, l’enfant va vivre des moments qui vont procurer des émotions très intenses. L’enfant ne vit pas une émotion, il est l'émotion qu’il vit. Un enfant joyeux est la joie. Un enfant en colère est la colère, il est inconsolable. Pourquoi ? Parce que la partie préfrontale de son cerveau, qui permet d’inhiber et de réguler les émotions n’est pas encore connectée à la partie limbique, siège des émotions : il apprendra petit à petit à réguler ses émotions, grâce à l’expérience, mais aussi grâce à la faculté des adultes qui l’entourent à l’entendre, comprendre ce qu’il vit et y répondre de manière inconditionnelle. Il faut de la répétition, de la proximité, de l’attention privilégiée, un attachement sécure pour que les enfants arrivent progressivement à trouver les moyens de réguler leurs émotions. On parle du développement des fonctions exécutives. C’est pourquoi il est essentiel d’agir dès la petite enfance pour lutter contre les inégalités sociales. Les premières années sont cruciales : 85 % du cerveau humain se développe dans les 5 premières années de la vie.
Quelles sont les étapes clés du développement émotionnel ?
Le développement émotionnel est propre à chaque enfant. Quand il nait, il a déjà vécu des expériences in utero, puis l'attachement va se tisser, les compétences sociales vont petit à petit se construire, le bébé va vivre des expériences quotidiennes qui vont lui permettre de développer son potentiel. La régulation des émotions est beaucoup plus fluide et plus facile à acquérir quand les enfants vivent des expériences en contact direct avec la nature, qui constitue le deuxième facteur de protection. C'est une aberration qu'un bébé entre en crèche très tôt, où il sera toujours dans la même pièce à faire les mêmes expériences avec des jouets en plastique. Un bébé apprend par ses 5 sens, qui lui procurent des émotions naturelles. Le cerveau de l'enfant est d'une flexibilité, d'une malléabilité exceptionnelle, en particulier dans les 1 000 premiers jours : imaginez le nombre d’informations qui transitent quand il y a 700 à 1 000 nouvelles connexions neuronales par seconde dans le cerveau d’un bébé ! Un bébé qui touche une brindille d'herbe mouillée, l’écorce d’un arbre, sent le vent ou regarde des canards plonger dans un lac va donner beaucoup plus d'informations à son cerveau que s’il évolue dans un univers clos, et va donc développer toutes ses capacités cognitives. En Norvège ou au Québec, les enfants passent en moyenne 70 % du temps dehors, certains bébés dorment même dehors par -25 °C, facteur vent compris !
Qu'est-ce qu'on peut faire en tant que parent ou professionnel de la petite enfance pour soutenir le développement psychosocial de l'enfant ?
En France, nous sommes beaucoup dans le contrôle. Moi aussi, j'ai été élevée dans l’injonction, si bien que mes premières réactions avec mes enfants, c'était de dire « non, fait pas ci, fais pas ça ». Puis j’ai eu la chance d’aller travailler en Australie et de découvrir un autre milieu qui m’a ouvert les yeux sur la manière d’accompagner les enfants sur le chemin de leur propre régulation émotionnelle et de leur fonction exécutive. Il faut trois générations en moyenne pour changer de comportement et cela demande beaucoup d’efforts car on est sculpté à 50 % par notre environnement et à 50 % par notre génétique. Cela prend du temps et il n’y a pas de recette. Mais on peut changer à tout âge car notre cerveau étant flexible, on apprend tout au long de notre vie. Il y a trois choses qui peuvent changer la donne : la pair-aidance (par exemple un groupe de parents ou un groupe de professionnels qui vont s'entraider, partager des préoccupations), avec l’aide d’un professionnel qui adopte une posture horizontale, pendant une durée d’au moins 8 à 9 mois pour se laisser le temps de déconstruire des réflexes. En Australie, plus de 80 % des parents participent à un groupe quand ils deviennent parents. En France, c’est peu répandu et c’est ce que développons avec le dispositif de Maison des 1000 premiers jours®, des lieux de ressources gratuits pour les parents et les professionnels dans lesquels on met en place des groupes de pair-aidance animés par un facilitateur.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le projet Accompagne-moi… !, soutenu par le Fonds de dotation bioMérieux ?
Accompagne moi… ! est le premier projet de recherche-action en France en promotion de la santé sociale. Il s’appuie sur un programme développé avec l'aide des partenaires du ministère de la Famille au Québec qui a fait l'objet d'une étude longitudinale pendant 30 ans. Les enseignements majeurs sont que, à 17 mois, on observe un pic d'agressivité et de comportement dit perturbateur chez les enfants élevés en collectivité, avec des cris, des morsures, etc. Ce comportement n’a rien d'étonnant car un enfant n’est pas préparé à cet âge-là pour vivre des relations émotionnelles aussi intenses, entouré d’autant d'enfants. Pour ces enfants, qui n'étaient pas suffisamment accompagnés dans leur régulation émotionnelle, on observe une corrélation avec des difficultés plus tard, à l’âge adulte, d'intégration dans la société, de prise de poste, de maintien dans un emploi et de conduite addictive.
Avec nos partenaires au Québec, nous avons adapté une approche de régulation et d'apprentissage de la vie en communauté, du vivre ensemble, pour faire grandir les capacités de coopération chez les enfants, et développé, grâce à la coopération avec l'ensemble des professionnels de la périnatalité, de la petite enfance et de l'école maternelle, un dispositif d’amélioration continue des pratiques éducatives pour favoriser le développement des compétences psychosociales de l’enfant. Issu de ces études longitudinales et de notre recherche-action menée avec l'INSERM et l'université de Bordeaux, ce dispositif intitulé « Pilou et Filou » s’appuie sur la capacité naturelle de l’enfant à être empathique avec les autres et à coopérer pour faire grandir ses compétences exécutives, dont l’acquisition est essentielle avant d'aborder l'école maternelle et les apprentissages fondamentaux.
* Nathalie Casso-Vicarini a co-écrit avec Boris Cyrulnik, Là où tout commence - Les premiers 1000 jours, au Cherche Midi.